La galère ordinaire, dans la peau d'un sans-abri

Publié le 9 Février 2012

Auteur pierre penin  57 commentaire(s)
La galère ordinaire, dans la peau d'un sans-abri

[REPORTAGE] Manque de sommeil, manche, attente, promiscuité, froid, insécurité : bienvenue à la rue.

La halte de nuit sert de dernier recours à ceux qui refusent les foyers ou n'y ont pas obtenu de place.
La halte de nuit sert de dernier recours à ceux qui refusent les foyers ou n'y ont pas obtenu de place. (photo Laurent Theillet)

Marcher, marcher, marcher. Des heures que je marche. La nuit avance et le froid mord plus fort. S'arrêter, c'est grelotter. Il faut marcher… À Bordeaux, sur un pas de porte, contre le Palais des sports, sur un banc, ils dorment, nombreux, sur le pavé glacé, sous la protection dérisoire de couvertures pourries ou d'un mauvais carton. Le peuple d'en bas, aux confins hideux de notre monde, juste sous nos fenêtres.

Les gares sont encore des refuges. Au moins jusqu'à minuit et demi, heure de fermeture. Toujours ça de gagné sur la nuit et l'hiver. La salle d'attente se donne ironiquement des airs de salon bourgeois. Parquet, moulures… 00 h 36 : « On ferme la gare, messieurs dames ! » Les deux gardiens ont compris : « Monsieur, vous pouvez quand même accéder au souterrain de la gare. Il fera toujours moins froid que dehors. »

 

à lire demain

 

« HUIT JOURS AVEC » Chaque mois, jusqu'à l'élection présidentielle, « Sud Ouest » vous propose un grand reportage. Un journaliste de votre quotidien a passé « huit jours », ici quatre jours et quatre nuits, mi-janvier, avec les sans-logis de Bordeaux. Parti avec de maigres effets et quelques euros pour tenter d'éprouver une réalité récurrente du débat politique, mais toujours observée de loin.

Sous un escalator, je m'allonge sur le carrelage. Impossible de dormir vraiment : le moindre bruit me réveille. Il y a les vigiles qui tournent, les équipes de nettoyage, quelques passants nocturnes. Sa vulnérabilité tient l'homme couché en veille. Ses os contre le sol aussi. Et puis le froid, cet assaillant sans faiblesse. Peut-être s'accommode-t-on des bruits de la nuit, de l'inconfort, à la longue. À l'usure. À l'alcool. Quelques heures s'écoulent ainsi, brumeuses et fébriles. Un peu avant 5 heures, les deux gardiens : « Monsieur ? On a rouvert la gare. Si vous voulez aller au chaud. » Par terre, contre les radiateurs du « salon », je m'endors enfin.

À terre

10 h 30, réveil courbaturé. Le journal du jour dans un café de Saint-Michel : la France pleure son triple A et la classe politique s'étripe : à qui la faute ? Les camelots du bonheur vendent leur « Si je suis élu ». Il me reste environ 9 euros et deux certitudes : aujourd'hui, je vais faire la manche et, surtout, appeler le 115.

Faire la « cheum », comme disent ceux de la rue, c'est franchir une frontière. Mendier, c'est le deuil d'un avant, quand il restait un espoir. On était dans « la société », ce sont les autres qui demandent l'aumône, les vrais pauvres. On hésite à griffonner un simple « Merci » sur un bout de papier. On s'assied, on est à terre. Il n'y aura plus de rebond. Rupture consommée. « La société » ? Ces jambes pressées car ce sont les soldes en ce moment. Accroupi rue Sainte-Catherine, à hauteur de moins homme, j'ai demandé la charité.

Des sans-abri disent qu'ils vont « au travail ». Trois heures pour à peine 5 euros amènent à comprendre la formule au-delà de l'apparente ironie. Un peu d'entrain, que diable ! S'il veut sa piécette, le mendiant doit mettre du cœur à l'ouvrage. Mais quand la température avoisine zéro, que vos membres repliés vous torturent…

Trop tard

Marchons. Inconcevable de passer une nouvelle nuit dehors : j'entrerai dans la prochaine cabine téléphonique. Il est 15 heures, je vais parler à un « écoutant ». C'est une voix de jeune femme : « 115 de la Gironde, bonjour. » Je pue deux jours de marche, une nuit sans sommeil, je pense d'abord à une douche. « On m'a parlé du foyer Leydet, où je pourrais me laver. » « C'est un peu tard, les douches sont entre 9 et 11 heures là-bas. » Et pour dormir ? « Désolée, monsieur, mais tous les foyers sont complets. On prend les inscriptions à 13 heures… Tout ce que vous pouvez faire, c'est aller à la halte de nuit, cours Saint-Louis. Vous pourrez manger et prendre une douche. Peut-être que vous aurez une place pour la nuit. »

Bien avant l'ouverture, une vingtaine de personnes patientent déjà devant la porte. Beaucoup d'étrangers, exclusivement des hommes. Un employé est là : « Vous êtes spontané ? » Il m'explique : seules 25 personnes pourront « dormir » là cette nuit. Dix ont pu réserver via le 115. Quinze sont les « spontanés », arrivés assez tôt pour les dernières places au chaud de toute la ville. Je suis un spontané. « Vous avez le P », m'informe un éducateur à l'entrée. Je comprendrai plus tard, en voyant les lettres accolées aux fauteuils, disposés accoudoir contre accoudoir. Ici, point de lit, donc. La salle d'eau compte deux lavabos, autant d'urinoirs, un WC et une douche toujours occupée.

« Attention aux vols »

Je suis nouveau. Une travailleuse sociale, Cathy (1), me propose un entretien. Couverture sociale ? Qualifications ? Addictions ? Elle décrit la halte comme le lieu du dernier recours. Tentent ici leur chance ceux qui refusent les centres d'hébergement, pour eux trop contraignants et peuplés. Ou ceux qui n'ont pu obtenir un lit dans ces mêmes foyers. « Ici, c'est un accueil dit de "bas seuil". C'est le seul endroit de Bordeaux qui accepte les chiens. » Elle me propose de garder sous clé mes papiers cette nuit. « Faites attention aux vols. Une carte d'identité a de la valeur, et certains savent y faire pour vous la prendre. » Personne ne quitte ses « valeurs », tout le monde dort habillé.

Chaque nuit, près de 80 personnes passent par la halte. Des types épuisés dans une promiscuité glauque. Les heures passent, longues, sous tension. Un homme installe son chien dans un coin et menace à la cantonade : « Celui qui le touche, je lui casse sa tête. » Le lendemain, le même sera exclu une semaine de tout hébergement, pour un accès de violence. « J'ai vu un mec qui a jeté un yaourt à peine entamé, ça m'a "vénère". » Cathy m'avertit : « Si ça dégénère, le mieux est de sortir du champ de vision. » Elle et ses deux collègues, démineurs du désespoir, guettent la moindre étincelle en ce monde hautement inflammable. Un homme peste contre le métissage du lieu, trouve « qu'ici, ça ressemble pas à la France » et « tu vas voir le FN aux élections »… Cathy, d'un mot discret, le fait taire. Cette fois, ça passe.

À l'entrée, Marouane grille une clope. Tunisien de 27 ans, des études d'informatique, téléphone portable, loin des clichés du « clodo ». Il ne pensait pas que la France était « comme ça ». Il désigne Ahmed, pauvre diable loqueteux. Ahmed dort dehors. Marouane le connaît un peu : « ça fait trente ans qu'il vit à la rue. » Cela rend le jeune homme mélancolique. « Qu'est-ce qu'on fait là ? » Lui a « les papiers » pour trois mois. Il ne sait pas ce qu'il va faire, juste que demain, il commencera par passer la matinée aux Restos du cœur.

.................... lire et voir l'article sur sudouest.fr

(1) Tous les prénoms ont été modifiés.

Bordeaux · Grands reportages

Rédigé par jeanfrisouster

Publié dans #citoyens d'europe

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