Qui sont les personnes derrière les « triple A » ?

Publié le 20 Décembre 2011

 

Les initiés 
 

On aimerait croire que les analystes à l'origine de la notation des dettes souveraines sont des monstres sans cœur. Et si cela n'était pas le cas ?


Des hommes portant des masques (Photography King/CC)

« Des gens intelligents dans une culture d'entreprise merdique. »

Un employé de hedge fund, qui a souhaité rester anonyme, ne mâche pas ses mots pour décrire les analystes de Moody's. Impossible de vérifier cette affirmation, l'agence de notation ayant refusé nos demandes d'entretiens. Sans surprise.

Qui sont donc ces analystes secrets qui ont le pouvoir, par simple communiqué, de mettre des gouvernements sens dessus dessous ? Eh bien, si l'on en croit une demi-douzaine d'entretiens anonymes avec d'anciens employés de Moody's, des gens ordinaires qui ont des envies… ordinaires, bien loin des fantasmes de la presse.

Un d'eux prétend qu'avant la crise, on choisissait de travailler à Moody's parce que la compagnie offrait un environnement de travail confortable, pas trop mal rémunéré et relativement stable, parfaitement « adapté à ceux qui voulaient aller à l'opéra à 20h ». Pepère quoi.

D'autres décrivent un job peu « glamour ». Rien à voir avec le train de vie de ces traders flambeurs de Wall Street. Un ancien de la division de finance structurée va même jusqu'à comparer la compagnie à – tenez-vous bien – l'« IRS », l'équivalent américain de notre bon vieux trésor public, pour son organisation hiérarchique et son image vieillotte.

« Imaginez la tête de votre maman quand vous lui dites que vous avez trouvé un travail aux impôts ! Moody's, c'est pareil », s'exclame cet ancien, qui conseillait aux analystes « junior » de privilégier les « hedge funds » ou les grandes banques s'ils voulaient gagner leur vie. « Ce n'est pas un endroit où l'on reste toute sa vie. »

Les intellos de la notation

Moody's est un mastodonte de 4900 employés dans le monde, dont 1093 analystes. Le service des investisseurs de l'entreprise est divisé en plusieurs entités qui offrent chacune des services de notation divers à destination des entreprises et des banques.

Son « sovereign risk unit », la cellule qui traite les demandes de notation d'entités publiques, aurait plus de 860 000 dossiers de dettes municipales et nationales en cours de traitement selon l'agence de presse Reuters. Une activité lucrative si l'on en croit le Washington Post qui chiffrait à jusqu'à 220.000 dollars le montant d'un service de notation, dans un article publié en 2004

Nos faiseurs de rois n'ont beau être qu'une petite quarantaine derrière les imposants murs du quartier général de l'agence, à quelques pas d'un Ground Zero en chantier, ils occupent néanmoins une place bien à part dans l'agence.

Tout d'abord parce qu'ils incarnent l'activité historique de Moody's et l'exigence d'intégrité que l'entreprise promet à ses clients depuis sa naissance en 1909. Ensuite, parce que cette unité très spéciale serait composée de vétérans du « risque-pays » qui partagent le point commun d'avoir parcouru le monde à la différence de leurs collègues des autres divisions, pour rencontrer leurs clients et se familiariser avec la culture et les traditions de leur pays.

Historiquement, l'unité s'est distinguée par la « diversité » de son recrutement. A sa création en septembre 1985, à la suite d'une restructuration des services de notation après le fiasco de la crise vénézuélienne de 1983 – Moody's avait accordé un triple A au pays alors qu'il était en défaut de paiement – elle comprenait aussi bien des banquiers que des économistes, multilingues, issus de grandes universités nord-américaines.

Les plus âgés d'entre eux avaient travaillé dans le secteur bancaire ou dans les institutions internationales, type Fonds monétaire international, pendant la crise de la dette latino-américaine des années 70 et 80. Parmi les managers, on comptait un Américain diplômé d'économie internationale à Georgetown et à l'université McGill de Montréal, un ancien de la banque de France et du FMl et un Mexicain diplômé de l'université de San Diego en Californie. L'actuel directeur de l'unité, Bart Oosterveld, est Hollandais et a étudié à l'université de Columbia à New York.

Passion et émotion pour convaincre

L'interaction de ces profils aurait donné lieu, pour ceux qui ont travaillé au sein de l'unité, à un environnement particulièrement stimulant sur le plan intellectuel pour une division d'une grande institution financière. Vincent Truglia, qui a dirigé l'unité de 1992 à 2007, se souvient de confrontations de points de vue et d'échanges d'expérience « passionnés » et « émotionnels » lors des comités de notation au cours desquels l'auteur de l'analyse doit « convaincre » ses pairs de son bien fondé.

Ces débats étaient d'autant plus chauds que « jusqu'en 2003-2004 » la promotion interne n'existait presque pas au sein de la petite unité, poursuit Truglia. Ce qui signifiait que les managers étaient recrutés à l'extérieur de l'entreprise pour favoriser l'expression d'opinions diverses et que les analystes « junior » pouvaient avoir jusqu'à « 10-15 » ans d'expérience au sein de Moody's. Rare dans le monde fluctuant de la finance.

Aujourd'hui associé dans une firme de gestion d'actifs, Truglia insiste sur l'indépendance de son unité : seuls les analystes décidaient de la note finale, assure-t-il, tout simplement parce que la batterie de paramètres, financiers, politiques, institutionnels et économiques qui fondait leur décision, était trop complexe pour des cerveaux extérieurs au groupe.

Il raconte par exemple que quand un dirigeant sud-américain dont le pays venait d'être noté s'est adressé au PDG de l'époque John Rutherfurd pour plus d'informations, celui-ci lui a répondu :

« Je suis l'administration de l'hôpital, adressez-vous aux médecins ».

Pour ces « médecins », la fierté de l'analyste ne venait pas de l'argent engrangé pour la notation, poursuit-il, mais de la finesse de l'analyse :

« Nous voyions notre travail comme une combinaison de commercial, car nous travaillions pour une firme financière, et d'académique. Les employés se voyaient comme des universitaires. Lors de nos débats en comité de notation, les analystes rappelaient souvent à leur collègues des positions qu'ils avaient défendues il y a cinq ans ».

Matheux contre académiciens

Il est difficile de dire si cette sous culture au sein de Moody's perdure dans ce monde post-crise dans lequel la crédibilité des agences de notation est fragilisée.

En tout cas, un changement est intervenu en 2000, quand, pressé par ses clients et la « Securities and exchange comission » (SEC), l'organisme américain de contrôle des marchés financiers, Moody's s'est lancé dans une initiative de mathématisation accrue de ses modèles de notation afin de les rendre plus transparents et objectifs. Dans une interview récente, l'ancien dirigeant de l'unité David Levey a dit avoir « résisté » à cette évolution, préférant l'approche « pluridisciplinaire, hautement qualitative » qui avait été pratiquée jusqu'alors.

Cet effort de mathématisation a entraîné ce que la presse a vu comme des « couacs » de notation. En 2007, un nouveau modèle appelé « Joint Default Analysis », censé intégrer dans le calcul de la note la capacité d'un gouvernement à soutenir financièrement une banque en difficulté, a artificiellement gonflé le niveau de certaines notes. Le modèle a été revu et corrigé depuis.

Pour Kevin Selig, un analyste auteur d'une étude de cas sur la crise et les agences de notation :

« Il ne fait aucun doute que les employés d'agences de notation sont incroyablement intelligents. La complexité des modèles avec lesquels ils travaillent est impressionnante (…) Ces “ smart guys ” ont juste été rattrapés par un business, la notation de crédit, pressé de toute part pour changer ses standards. »

Rédigé par jeanfrisouster

Publié dans #citoyens du monde

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