Salaires des patrons : la dérive continue

Publié le 22 Octobre 2009

On a assisté ces dernières années à une explosion des revenus des dirigeants d'entreprise. Aboutissant à des niveaux d'inégalités incompatibles avec une quelconque « responsabilité sociale ». Même si les salaires des patrons ont un peu baissé l'an dernier avec la crise, la question est loin d'être réglée.




Par Guillaume Duval, rédacteur en chef d'Alternatives Economiques.


Si l'Américain à haut revenu vers 1905 était par essence un baron de l'industrie qui possédait des usines, son homologue cent ans plus tard est un cadre supérieur immensément récompensé de ses efforts par des primes et des stock-options », rappelle Paul Krugman, le prix « Nobel » d'économie 2008, dans L'Amérique que nous voulons  [1] .

Même si les niveaux atteints en France restent inférieurs à ceux des Etats-Unis, la même dérive s'observe de ce côté-ci de l'Atlantique.

Rien d'étonnant puisqu'à travers la mondialisation, les normes sociales et les modes de rémunération inventés aux Etats-Unis se sont progressivement répandus sur toute la planète. Les entreprises ne pourront évidemment pas se prétendre responsables tant que les rémunérations de leurs dirigeants mettront en cause à ce point la cohésion des sociétés où elles sont actives.

La récession a entraîné l'année dernière une petite baisse des rémunérations des patrons, mais on constate toujours des hausses et les niveaux atteints restent d'autant plus choquants que la crise est passée par là. Elle a démontré en effet tous les effets pervers des modes de rémunération qui aboutissent à ces niveaux indécents.

Le jackpot des stock-options

Les Etats-Unis ont beaucoup de défauts, mais ils présentent au moins un avantage : ils ont une tradition ancienne d'information statistique. C'est ce qui a permis de reconstituer l'évolution des rémunérations des dirigeants des plus grandes entreprises du pays depuis 1936. Les résultats sont spectaculaires. Entre 1936 et 1939, la rémunération moyenne des 150 dirigeants les mieux payés des 50 plus grandes entreprises américaines représentait 82 fois le salaire moyen. Entre 1960 et 1969, ce ratio était tombé à 39. Mais, après l'élection de Ronald Reagan, en 1980, ce ratio est remonté en flèche, pour atteindre 187 durant la décennie 1990 et culminer à 367 au début des années 2000 ! Cette envolée est liée en particulier au développement d'un mécanisme de rémunération qui n'existait quasiment pas avant les années 1950, mais qui concerne aujourd'hui 90 % des patrons américains : les stock-options.

Celles-ci, qui ne représentaient encore que 11 % des rémunérations des 150 plus gros patrons américains dans les années 1960, en pesaient 48 % au début des années 2000. Après un passage à vide consécutif aux affaires World­Com, Enron, etc., la rémunération des managers américains était repartie vers les sommets jusqu'à ces derniers mois. Ironie de l'histoire : le PDG américain le mieux payé en 2007 était John Thain, à la tête de la banque d'investissement Merril Lynch, avec un revenu annuel de 83 millions de dollars, soit 61 millions d'euros, 3 970 années de Smic français... Cela, juste avant que sa banque, emportée par la faillite de Lehman Brothers, ne soit rachetée par Bank of America. Preuve, s'il en est besoin, de la faible corrélation entre le niveau de la rémunération des PDG et la qualité de leur gestion...

Les dix PDG français les mieux payés en 2008 :

 

 

Groupe

Rémunération totale en 2008, en euros

Equivalent en années de Smic

Variation par rapport à 2007

Bernard Arnault

LVMH

17 299 586

1 091

+ 19 %

Arnaud Lagardère

Lagardère

13 171 784

831

- 7 %

Chris Viehbacher

Sanofi-Aventis

9 294 000

586

+ 43 %

Franck Riboud

Danone

8 356 328

527

- 8 %

Henri de Castries

Axa

7 359 950

464

+ 124 %

Martin Bouygues

Bouygues

5 865 725

370

+ 9 %

Jean-Bernard Lévy

Vivendi

5 065 673

320

- 10 %

Baudouin Prot

BNP Paribas

4 957 475

313

- 17 %

Jean-Paul Agon

L'Oréal

4 842 035

305

- 71 %

Patrick Kron

Alstom

4 803 736

303

- 27 %

Et la France ? Elle n'a pas traîné pour imiter le grand frère américain. Selon le cabinet de conseil Proxinvest, la part des stock-options dans la rémunération totale des managers du CAC 40, l'indice phare de la Bourse de Paris, avait même dépassé les deux tiers au début des années 2000. La rémunération globale d'un PDG français reste cependant nettement en dessous des niveaux d'outre-Atlantique : elle n'avait été en moyenne « que » de 3,9 millions d'euros en 2008 pour les patrons du CAC 40, soit 247 années de Smic, selon Ecofi. En recul de 17 % par rapport à 2007, où elle était déjà 39 % plus faible que celle des patrons américains.

Des patrons à l'ancienne

Signe sans doute d'un certain retard dans le développement du capitalisme français, les patrons hexagonaux les mieux payés sont encore des patrons propriétaires à l'ancienne : il s'agit en effet de Bernard Arnault, patron et principal actionnaire du groupe de luxe LVMH, qui a touché 17 millions d'euros, 1 091 années de Smic [3]. Il est aussi l'un des patrons qui se sont le plus augmentés par rapport à 2007, malgré la crise... Il est suivi d'Arnaud Lagardère, fils de son père et patron du groupe éponyme, qui n'a touché, lui, « que »13 millions d'euros, 831 années de Smic, malgré sa gestion désastreuse d'Airbus... Derrière eux, on trouve les PDG de Sanofi-Aventis et de Danone, groupe qui fait pourtant beaucoup d'efforts pour paraître socialement responsable... Après avoir mis de côté pour lui-même 8 millions d'euros, 527 années de Smic, Franck Riboud peut bien lâcher quelques miettes au prix Nobel Muhammad Yunus pour aider les pauvres du Bangladesh...

Les quatre PDG qui se sont le plus augmentés en 2008 :

 

 

Groupe

Rémunération totale en 2008, en euros

Variation par rapport à 2007

Henri de Castries

Axa

7 359 950

+ 124 %

Lakshmi Mittal

ArcelorMittal

4 135 714

+ 71 %

Chris Viehbacher

Sanofi-Aventis

9 294 000

+ 43 %

Bernard Arnault

LVMH

17 299 586

+ 19 %

A ces rémunérations d'activité s'ajoutaient jusque très récemment les fameux « parachutes dorés », ces indemnités colossales que les managers qui ont échoué réussissaient jusqu'à présent à empocher quand ils se faisaient virer. Ainsi que des « retraites chapeaux », régimes maison taillés sur mesure pour continuer à rémunérer, aux frais de la société, les anciens PDG nécessiteux...

Des managers affranchis

Comment en est-on arrivé à tolérer des revenus aussi extravagants pour les dirigeants d'entreprise ? Au début du XXe siècle, les entreprises étaient dirigées généralement par des patrons propriétaires. Et leurs salariés étaient, pour l'essentiel, des « prolétaires », c'est-à-dire qu'ils n'avaient pas les moyens d'épargner et étaient contraints de travailler pour survivre au jour le jour. Progressivement, les propriétaires ont confié la gestion de leurs entreprises à des managers salariés, tandis que se développaient des marchés financiers qui attiraient des petits porteurs. L'actionnariat devenait de ce fait de plus en plus éclaté. Parallèlement, suite à la crise de 1929, tous les Etats industrialisés ont développé des systèmes de protection sociale. Ils ont également reconnu aux syndicats un pouvoir de négociation important. Enfin, ils ont institué une fiscalité très progressive sur les revenus et les héritages.

Dans un tel contexte, le capitalisme est devenu managérial : les managers salariés n'avaient plus qu'un lien de dépendance très théorique à l'égard d'actionnaires nombreux et dispersés. Ils privilégiaient donc l'extension de leur empire, garant de celle de leur bureau, plutôt que l'accroissement des profits. Pour ce faire, ils passaient des compromis avec les organisations syndicales et acceptaient de partager avec les salariés les gains de productivité réalisés.

Alliance avec la finance, et tout bascule

Dans les années 1970, ce compromis est partout remis en cause. Du côté des politiques, arrivent au pouvoir, avec Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, des gouvernements qui abaissent brutalement la fiscalité progressive sur les revenus. Parallèlement, ils s'attaquent frontalement aux syndicats. Et favorisent l'internationalisation des firmes en libéralisant les échanges. Le paysage change également profondément du côté des marchés financiers : les actionnaires individuels sont de plus en plus remplacés par des professionnels, les « investisseurs institutionnels ». Ceux-ci collectent l'épargne de salariés qui ont cessé d'être, pour nombre d'entre eux, des prolétaires, notamment pour financer les retraites avec les fameux fonds de pension. Les entreprises, quant à elles, restent dirigées par des managers salariés. Mais dans ce contexte transformé, ceux-ci rompent leur alliance implicite avec les syndicats. Cela d'autant plus facilement que dans des entreprises internationalisées, en réseau, les syndicats sont bien inca­pables de présenter un front commun. Les managers font alors alliance avec les investisseurs institutionnels, acceptant notamment, via les stock-options, de lier leur sort au cours des actions.

Les couches moyennes salariées, détentrices en dernier ressort des actifs placés en leur nom par les investisseurs institutionnels, n'ont cependant pas été vraiment les gagnantes d'une telle évolution. Côté salaires, elles ont subi la stagnation qui a résulté du nouveau régime de croissance ; côté patrimoine, elles ont souvent été flouées : que ce soit avec l'éclatement de la bulle high-tech en 2001 ou depuis l'été 2007 dans l'onde de choc de la crise financière. En revanche, les managers et les gestionnaires de fonds qui avaient partie liée avec eux s'en sont, eux, très bien sortis jusqu'à présent. A la Société générale, par exemple, qui employait Jérôme Kerviel et qui est aussi la plus « avancée » en France sur la finance de marché, l'ancien PDG Daniel Bouton n'a gagné en 2007 « que » 3,2 millions d'euros, 208 ans de Smic, mais les dix salariés les mieux payés de sa banque ont touché en moyenne 7,1 millions d'euros, 462 ans de Smic ! Le problème provient notamment du fait que leurs modes de rémunération sont le plus souvent asymétriques : ils gagnent beaucoup quand les cours des titres financiers montent, mais ne perdent rien quand ils baissent. Ce qui les pousse à prendre et à faire prendre des risques inconsidérés aux entreprises qu'ils dirigent ou dans lesquelles ils ont placé des fonds. Si bien qu'on en est revenu, à bien des égards, à la situation du début du XXe siècle en termes d'inégalités.

Inversion de tendance

Depuis l'éclatement de la bulle high-tech en 2001, on assiste cependant à une certaine stabilisation des revenus des PDG. Lentement, mais sûrement, la norme inégalitaire mise en place depuis une vingtaine d'années apparaît de plus en plus illégitime. La récession a accéléré cette tendance en 2008, même si certains PDG n'ont pas hésité encore à s'augmenter dans les grandes largeurs malgré la crise. Pour poursuivre et pérenniser ce recul, il faudrait un retour du balancier en matière d'impôts. La mise au pas des paradis fiscaux constitue à cet égard un enjeu central : leur existence a servi à justifier jusqu'ici que les Etats baissent la garde en matière de lutte contre les inégalités via la fiscalité. Les entreprises ne pourront en tout cas prétendre être devenus « socialement responsables » que lorsque les rémunérations de leurs dirigeants auront enfin cessé de mettre en cause la cohésion des sociétés...

 

* Cet article est une version reprise et réactualisée d'un article paru dans Alternatives Economiques n° 276, janvier 2009.

Auteur Guillaume Duval      Source alternatives-économiques.fr

Rédigé par jeanfrisouster

Publié dans #citoyens d'europe

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