Travailler, c'est ne rien faire : le salutaire rappel de Pierre Michon

Publié le 8 Novembre 2009

Nous étions avertis par Hubert Artus, en son cabinet de lecture, de la probable distinction de Pierre Michon par l'Académie française pour son dernier livre, « Les Onze ».


C'est fait. Et je ne peux, alors, que me demander comment il a reçu et vécu cette distinction. D'autant plus que, lecteur assidu de Michon et de son compère Bergounioux, je n'ignore pas certaines de ses tribulations qui parfois troublèrent les protocoles établis.

Ceux qui ne font rien parce qu'ils travaillent

Je m'interroge d'autant plus que je trouve dans ce dernier livre, traités, et de quelle manière ! deux sujets dont je vous rebats les yeux depuis deux ans en ce lieu consacré à l'éducation et à l'école : « le travail » et le « mérite ».

Mais ici ces questions sont traitées dans une oeuvre, un texte, une écriture d'exception, d'un rare raffinement, d'une étrange beauté qui sent la noire forêt limousine mais aussi la sueur des chevaux et des hommes, et la vase du canal que les « nègres » « Limousins » sont en train de curer en ces années de Révolution :

« Ils refont ce qu'a fait une première fois ton grand-père, dit la mère. Ils font le canal. Alors l'enfant, avec un grand sérieux et sur un ton d'évidence fâchée :

Ceux-là ne font rien : ils travaillent. »

Deux pages plus loin vient le commentaire :

« Ils ne font rien car ils travaillent »

« Il croyait en quelque sorte que son grand-père avait fait le canal comme Dieu fait le monde »

« On ne saurait croire plus passionnément que l'on est unique et que le monde est magique, magiquement le jouet d'une seule volonté, n'est-ce-pas ? On ne saurait croire davantage qu'agir et jouir sont une seule et même chose. »

Un mot d'enfant qui dit tout

Quant aux Limousins, ceux qui pataugent dans la boue, « à peine les avait-il découverts qu'il décrétait qu'ils n'existaient pas… »

« Ils ne font rien car ils travaillent. » Tout est dit en ce mot d'enfant. Tout ce qui fait la tension millénaire entre la « scholè » des Grecs et le labeur, la besogne, les tâches inéluctables et repoussantes.

Tout ce qui fait la tension entre le loisir studieux (c'est cela, l'école, ou ce devrait l'être), le loisir créatif (qui peut être, moins simplement qu'il n'y paraît, la création de sa propre vie comme oeuvre) et le travail-tourment. Tout ce qui fait la tension, enfin, entre la condition d'homme libre et celle d'homme esclave.

La question vient alors, à ce mot d'enfant exprimant l'irréductible tension entre émancipation et servitude : l'écrivain travaille-t-il quand il va écrivant son oeuvre ?

Évidemment non, puisque ce faisant, il fait, et que faisant il crée, et que créant, comment pourrait-il ne pas jouir ?

Mais alors qu'en est-il du mérite ?

« … car les réussites sociales que l'on attribue aux seuls mérite et travail, dans ce temps comme dans le nôtre, procèdent infiniment plus de scélératesse que n'en peuvent contenir les regards des maîtresses et le fouet des cochers. »

Où donc est le mérite quand il ne procède pas de la scélératesse, bien sûr, mais quand il procède de la pure jouissance du faire ?

Quand l'art questionne l'histoire

Question d'importance et d'autant plus que ce questionnement est énoncé dans une oeuvre, un texte où sont mis en scène -et de quelle façon ! - ces onze membres du Comité de salut public, ces purs porteurs de valeurs sacrées, consacrées par l'Etre suprême.

Et d'autant plus que ces valeurs, travail et mérite, sont jetées là au beau milieu d'un texte comme d'un revers de plume mais pour y être mieux… exécutées.

Et c'est alors, me semble-t-il, l'histoire elle-même qui se trouve ainsi interpellée, cette histoire qui n'a cessé de nous conter les vertus du travail et du mérite. C'est le discours historique (ou historiciste ? ) qui est ainsi questionné par la littérature, par l'art.

C'est Michelet lui-même qui est apostrophé par Géricault, David, Rubens, Füssli, Goya… Corentin. C'est la cène elle-même, cette cène à laquelle manque le douzième, à moins que le douzième ne soit « l'âme collective qu'on y voit, [mais] ce n'est pas le peuple, l'âme ineffable de 1789, c'est le retour du tyran global qui se donne pour le peuple. Pas onze apôtres, onze papes. »

Et c'est ainsi que le livre refermé, l'oeuvre poursuit son questionnement : scélératesse ou jouissance, loisir émancipateur ou asservissement et, sempiternellement, travail, mérite… tyran global ?

 

Rédigé par jeanfrisouster

Publié dans #citoyens d'europe

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