La reine du Khat, une femme d’affaires respectée

Publié le 2 Janvier 2012

Suhura Ismail Khan Photo : Philipp Hedemann
30 décembre 11 - Chaque année, plus d’une tonne de khat - une plante aux effets stimulants- sont saisis par les douaniers suisses. Derrière ce marché juteux se cache Suhura Ismail Khan, une femme d’affaires du Somaliland. Reportage.

Auteur Philipp Hedemann / InfoSud - Au Somaliland, rares sont les choses qui fonctionnent. Cette république située au nord de la Somalie, qui s’est déclarée souveraine, est toujours en attente d’une reconnaissance internationale. Mais dans ce chaos, on peut compter sur une chose : les camions de Suhura Ismail. Chaque nuit, ces véhicules débarquent leur cargaison de khat avec la régularité d’une horloge suisse, après avoir avalé des kilomètres de routes de terre à une vitesse vertigineuse.

Au Somaliland, le business du khat - une drogue le plus souvent interdite en Europe - est légal et surtout il est en plein essor. Près de 80% des hommes du pays sont accros à cette drogue. Si Suhura Ismail avoue n’avoir jamais mâché de ces feuilles amères, elle en fait sa richesse, et dans son pays natal, l’Éthiopie, elle est une entrepreneure respectée. « Je viens tout juste d’être élue femme d’affaires de l’année », confie-t-elle. « Mais juste après, le gouvernement n’a pas hésité à m’envoyer une facture pour des arriérés d’impôts s’élevant à 48 millions de Birr (2,3 millions de francs suisse). Mais nous allons trouver une solution. J’ai de bonnes relations avec le Premier ministre. »


A 49 ans, cette mère de 10 enfants est devenue la plus grande vendeuse de khat au monde. Mais, à part une dent en or clinquante, elle ne possède pas les attributs habituels des gros bonnets de la drogue : aucun garde du corps, pas de fausses identités, aucune menace des autres dealers de drogue ou de la police – mise à part le fisc en embuscade. Et de toute manière, elle ne se considère pas comme une trafiquante de stupéfiants. La fervente musulmane venue d’Ethiopie se voit simplement comme une entrepreneure à la tête d’une société familiale qui vend entre 30.000 et 40.000 kilos de khat chaque jour.


Dans les années 90, quand le prix du café a chuté, de nombreux agriculteurs en Éthiopie se sont tournés vers la culture de ces feuilles aux effets euphorisants et psychotropes. Depuis lors, cette drogue est devenue l’un des produits d’exportation les plus importants du Somaliland. Et le gouvernement du 12e pays le plus pauvre au monde veut sa part du gâteau. Avec son commerce, Suhura Ismail fait rentrer des devises étrangères, du moins quand elle paye ce qu’elle doit à l’Etat, soit environ 30% de ses bénéfices.



Success story

C’est avec ses parents qu’elle a appris les ficelles du métier. Petite, elle travaillait avec eux sur leur petit stand de rue à Djidjiga - à environ une heure de la frontière éthiopienne avec la Somalie. Mais à l’époque, le commerce du khat n’était pas particulièrement rentable, personne ne devenait riche. C’est seulement une fois qu’elle a atteint ses 18 ans et qu’elle a épousé son mari somalien, Mohammed Ismail Tarabi, que la situation s’est débloquée.

Ensemble, ils ont commencé à exporter cette drogue vers la Somalie où la demande était grande et continue à l’être. La plupart des hommes pris dans la guerre civile qui déchire la Somalie depuis des décennies sont dépendants aux feuilles de cet arbrisseau de la famille des célastracées qui peut atteindre trois mètres de haut. Or, il se cultive extrêmement mal dans ce pays trop sec. 

Le meilleur khat pousse dans les régions montagneuses de l’est de l’Éthiopie, près d’Awaday, la capitale du khat.

A « khat city », c’est durant les premières heures de la matinée que les affaires se font. Le khat se mastique frais, le temps presse. Les femmes vendent les feuilles coupées pendant la nuit et les hommes les chargent par gros paquets dans des pick-up qui trépignent, le moteur allumé. La plupart de ces véhicules appartiennent à Suhura Ismail - elle en détient une quarantaine. Une fois l’arrière de ces pick-up plein à ras bord, les conducteurs, tout en mâchant une masse épaisses de khat – démarrent en trombe dans un nuage de poussière.


La jeune fille qui à l’époque colportait au bord de la route pour vendre du khat est maintenant une cheffe d’entreprise à la tête de plus de mille employés, et qui possède sa propre compagnie aérienne, Suhura Airways. « Dans le commerce mondial du khat, elle est incontestablement la numéro un », analyse Ephrem Tesema, qui a écrit une thèse à l’Université de Bâle sur la production, la distribution et l’utilisation du khat. « Et en Éthiopie, on pense qu’elle contrôle plus de 50% du marché. »

Photo : Philipp Hedemann

Mousse verdâtre



Le khat est un stimulant, proche de la feuille de coca. Au début, son goût est amer, mais après une demi-heure, juste au moment où des traces de mousse verdâtre commencent à apparaître au bord des lèvres – les effets de l’amphétamine et de la cathine se libèrent. La sensation de faim disparaît, le consommateur devient légèrement euphorique, mais reste alerte, concentré, et aussi bavard. Toutefois, pour maintenir cet état, l’utilisateur doit continuellement remplir sa bouche de nouvelles feuilles. Une dépendance qui a un coût : de nombreux hommes ont dilapidé tous leurs biens familiaux pour cette accoutumance. En Éthiopie, une botte de khat coûte entre un et huit euros. Alors que ces travailleurs gagnent souvent moins d’un euro par jour.

« Chaque jour je travaille dur », confie Hussein les joues pleines, « c’est pourquoi j’ai besoin de khat. Il me donne de la force. » Le jeune homme est agriculteur à Awaday. Il possède environ un millier d’arbustes de khat. « Mon père cultive des céréales, des fruits et des légumes. Je ne fait pousser que du khat, ça rapporte plus d’argent », explique-t-il, en ajoutant quelques feuilles dans sa bouche. A long terme, des problèmes d’anxiété, de dépression et d’insomnie peuvent se manifester. Sans compter des troubles sexuels, une conséquence que peu osent avouer en Éthiopie. Mais pas Hussein. « Le khat rend léthargique. Il freine votre libido. » Il a interdit à ses 4 enfants d’en mâcher, car sinon « ils risquent de ne pas travailler aussi dur que je l’ai fait. »



Marché européen



Le nombre de trafiquants de khat arrêtés en Europe va croissant. « C’est rare qu’un avion de ligne ou de fret ne quitte Addis-Abeba sans un peu de khat à bord », confie un expert qui souhaite rester anonyme. En partance d’Amsterdam, où la drogue est légale, les livreurs acheminent le khat dans des camions surchargés à destination de la Scandinavie ou d’autres pays européens ou les migrants d’Afrique de l’Est sont nombreux.

En 2010 en Suisse, l’Administration fédérale des douanes a saisi plus 1442 kilos de khat. Au début du mois de septembre, des gardes-frontière ont arrêté à Allschwill, dans la banlieue bâloise, un ressortissant français transportant près 330 kilogrammes de cette feuille verte, une saisie record. Mais Suhura Ismail se défend d’avoir tout lien avec cet aspect du business. « Est-ce ma faute si le khat est illégal en Suisse ou en Allemagne ? Vous n’appelez pas vos brasseurs de bières des trafiquants de drogue, non ? », s’insurge la femme qui affirme n’avoir jamais touché une goutte d’alcool dans sa vie.

Reste que la cheffe d’entreprise souhaite développer son commerce en Europe, et espère bien que le plus grand marché du continent, l’Allemagne, va bientôt légaliser cette drogue. Un pays qu’elle connaît bien. Lorsque son mari a commencé à avoir des ennuis avec ses dents, ils se sont envolés pour Francfort afin de consulter un dentiste. Rentré depuis en Ethiopie, Mohammed Ismail Tarabi peut à nouveau mastiquer en toute quiétude des kilos de feuilles vertes.

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Rédigé par jeanfrisouster

Publié dans #citoyens du monde

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